Le 30 mars dernier, j’ai interviewé Ianik Marcil, un économiste spécialisé en agroalimentaire, grand amateur de cuisine et adepte de la mise en conserve. Je lui ai posé des questions sur la crise de la Covid-19 et ses conséquences. J’en ai aussi profité pour discuter avec lui de sa technique de conservation préférée, la mise en conserve.
Cet article réunit uniquement ses réponses concernant la pandémie du coronavirus. Pour découvrir son expérience avec la mise en conserve, consultez notre autre article ici!
Il ne faut pas acheter en trop grande quantité
Selon M. Marcil, les étals vides dans les magasins sont la conséquence et non la cause des achats impulsifs massifs réalisés par les consommateurs inquiets. Ce sont donc les achats en trop grande quantité qui créent des difficultés d’approvisionnement, et non l’inverse. L’explication est simple : au Canada, les chaînes d’approvisionnement alimentaire sont « juste à temps ». Cela signifie que les marchands n’entreposent pas et se fient sur les moyennes annuelles pour gérer leurs inventaires. Or, récemment, les achats excessifs des consommateurs anxieux ont déséquilibré la chaîne d’approvisionnement. Par exemple, lors des 3 dernières semaines du mois de mars à Québec, les achats étaient 40% plus nombreux que la moyenne. Cette consommation équivaut au niveau d’achat des semaines précédant les fêtes de Noël. Les grossistes et distributeurs n’ont pas anticipé un tel afflux de consommateurs, ce qui explique pourquoi il manque aujourd’hui plusieurs produits dans les supermarchés.
Acheter en quantité raisonnable, et si possible, local
Pour cet économiste, le consommateur devrait éviter de stocker comme une fourmi accumulatrice. Selon lui, acheter trop ne conduira qu’à déstabiliser encore plus la chaîne d’approvisionnement.
Autre sujet d’inquiétude : la survie des petits producteurs est menacée. En effet, les petites entreprises risquent la faillite en ce moment. C’est pour cela que, si nous en avons les moyens, il est préférable de les encourager afin qu’ils puissent survivre à la crise. Il est donc gagnant de faire preuve de « solidarité économique ».
Deux défis actuels pour la chaîne agroalimentaire
À très court terme, la priorité des acteurs de la chaîne agroalimentaire est d’adapter l’approvisionnement à la situation. Selon Ianik Marcil, ce défi sera relevé rapidement puisque les différents acteurs communiquent beaucoup et ont une grande capacité d’adaptation.
L’autre défi, à moyen terme cette fois, est d’assurer la main-d’œuvre dans la production agricole. En effet, au Canada, les agriculteurs font grandement appel à la main d’œuvre étrangère pour les aider. Or, si les frontières restent fermées et que ces travailleurs ne peuvent pas venir sur le territoire canadien, alors le secteur sera en difficulté.
Les yeux rivés vers la frontière avec les Etats-Unis
Pour notre interlocuteur, le risque principal qui pèse sur le Canada en cette période incertaine est que le président Trump décide de couper les échanges avec lui. Les États-Unis sont le principal partenaire commercial du Canada. Tant que le dialogue se poursuit entre les deux pays et que les marchandises traversent la frontière, il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Les produits les plus « luxueux » pourraient venir à manquer, mais la plupart des étals resteront bien fournis.
Si la frontière devait fermer, les produits frais qui ne poussent pas hors saison viendraient à se raréfier au Canada. On aurait donc une réduction de l’offre alimentaire, mais pas de panique : la saison agricole du Québec arrive, et avec elle des produits frais seront acheminés vers nos magasins. L’arrivée de l’été laisse donc du temps aux décideurs pour s’ajuster.
Le monde est en crise économique
Quand on lui demande si une crise économique est à craindre, Ianik Marcil répond : « Ah, on est dedans. On est clairement dedans la crise économique. C’est commencé. C’est presque du jamais vu en une centaine d’années depuis la dépression des années 1930. ». Depuis une semaine, près d’un million de demandes d’aide ont été formulées pour l’assurance-emploi au Canada, soit trente fois plus que la même semaine l’année dernière. Beaucoup de gens arrêtent de travailler donc l’économie est grandement ralentie. Et ce, malgré les soutiens du gouvernement fédéral qui injecte massivement de l’argent pour soutenir les revenus et les entreprises.
L’impact de la crise que nous sommes en train de traverser dépendra beaucoup de sa durée. Selon les estimations de M. Marcil, si la crise se prolonge jusqu’à l’automne, l’économie québécoise aura besoin de plusieurs années pour se rétablir. Si la pandémie et la cessation d’activités durent moins longtemps, alors elle se rétablira plus vite. Dans tous les cas, il y a une bonne nouvelle : « On avait une santé économique et financière publique, presque la meilleure depuis 40 ans, donc nos finances publiques sont saines comme elles ne l’ont jamais été. Les taux d’intérêts sont très bas et le chômage était à son plus bas niveau avant la crise, depuis près de 40 ans. ». Cela signifie que l’on « part de haut » donc « on a de l’espace pour tomber ». Le Québec pourra donc se relever mieux après cette période de récession.
Les plus vulnérables seront les plus touchés
En temps normal, les économies sont généralement touchées de la même manière ou presque. Toutefois, c’est différent lorsque l’économie globale est stoppée. Les pays et les régions risquent d’être inégalement touchées par la crise de la Covid-19. Les aires géographiques les plus faibles avant le début de la crise (avec de bas niveaux d’emploi et de production) seront les plus en difficulté après l’épisode pandémique. L’Amérique Latine et de nombreux pays d’Afrique sont particulièrement vulnérables car ils souffrent d’un système public fragile en termes de santé et d’économie. Ici au Canada, les régions les plus dépendantes du tourisme et de l’agriculture risquent elles aussi d’être touchées de plein fouet par ces événements.
Au niveau de la population, les personnes qui ont les revenus les plus faibles et qui sont en situation de précarité seront également les principales victimes de la crise. Ianik Marcil donne l’exemple des personnes en itinérance qui ont recours à la mendicité pour vivre. Ces personnes sont les premières touchées parce que les rues sont devenues désertes. Elles n’ont donc plus aucune source de revenu. C’est la même chose avec ceux qui amassent les bouteilles vides. Les épiceries ont malheureusement cessé de les accepter par souci sanitaire. Plus largement, les personnes vulnérables risquent de payer plus cher cette situation de confinement. Heureusement, les politiques publiques qui sont prises aujourd’hui par le gouvernement visent à protéger les personnes en situation difficile, on peut donc espérer que cela atténue l’ampleur de leurs défis.
L’après covid-19 ?
Le retour à une situation favorable dépendra, encore une fois, du temps. Si la crise dure longtemps, elle risque d’induire des changements profonds, de la même façon que la crise de 1929 et de la dépression des années ’30 ont conduit au lancement du New Deal, et à la création du filet social. Une fois de plus, il est possible que l’État soit amené à jouer le rôle d’un État-providence si la crise dure suffisament longtemps. Une prise de conscience à la fois politique et citoyenne pourrait survenir. Structurellement, les choses pourraient donc changer puisque la période trouble que nous traversons met en évidence une certaine fragilité des liens sociaux et du système hérité des années ’80.
Si des changements structuraux n’ont pas encore eu lieux, nous pouvons du moins observer un éveil parmi la population et les décideurs quant à l’importance des enjeux sanitaires, environnementaux, économique, et sociaux et des liens qui les unissent. Comme le dit Ianik Marcil « On ne compte plus les gens qui ont appris à faire du pain depuis deux semaines […] ce sont des petits changements, minuscules parfois, qui entrainent de grands changements sociaux, souhaitons-le ».
Merci à Ianik Marcil pour cette très inspirante conversation!
Valentine Pomas, stagiaire pour Sauve ta bouffe